Karim venait juste de prendre son service. Le passage de témoin entre équipes se terminait à peine que l'on venait déjà le solliciter. Un décès. Une toilette mortuaire. Un sac scellé. Et ces horribles photos qui seraient le dernier portrait que la famille aurait pour pleurer leur proche. C'était cela le plus dur à encaisser. Parce qu'ils étaient seuls pour cela. Seuls face au deuil. Face à la mort. Alors il s'était attelé à la tâche avec son binôme dès que l’interne eut rempli les papiers administratifs et joint les photos qui serviraient d'identification. La personne, il ne la connaissait pas. Une de celles venues en train depuis Paris. Couvertes d'escarres. Cachectique. Vidée de toute humanité. Exsangue. Presque littéralement. Et dire qu'il y avait encore des inconscients qui prenaient la COVID pour une grippe... En fermant le sac, il repensa au père Lagarde. A son fils. Qui allait et venait comme si de rien n'était. Invincible. Inconscient. Perdu. Stéphane lui avait raconté ce qu'il avait vécu. Le refus de suivre la voie de son père, l’ex communion familiale. Les squats. La drogue. L'alcool. La vie de marginal. Avec le dessin comme seul accroche avec le monde. Une forme de vie parallèle en somme. Quand ils lui avaient dit pour son père, ses yeux ne s'étaient même pas voilés. Il avait souri et n'avait pas dit un mot avant de retourner à son portrait. A côté celle qui semblait partager sa vie pianotait sur un smartphone antique. Elle non plus n'avait pas bougé un sourcil. Ils s'en étaient allés, Stéphane et lui, plus vexés que chagrinés. • Tu rêves ou quoi ? • Hein ? Je dis descends le corps à la morgue, la sécu t'attends à l'ascenseur. • OK. • Oh où tu vas comme ça ? • A la morgue. Et ton masque ? Putain Karim c'est pas le moment de rêver, tu sais ce qui nous attends • Je fais vite. Le protocole était on ne peut plus strict. Masque FFP2, ascenseur dédié et sécurité pour écarter les autres soignants et patients. Et à la morgue pas question de rentrer comme ça, il fallait attendre que le thanatopracteur prenne le relais pour laisser le corps. Cela était nécessaire. Mais chronophage. Karim en avait bien pour une demi heure. Et son binôme n'était pas celle avec laquelle il avait le plus d'affinité. Un peut trop speed. Un peu trop stressée. Il se souvenait d'elle du temps il était en réa. Elle n'était pas restée longtemps. Trop émotive. L'après midi s'annonçait épuisant. Arrivé à la morgue, il échangea des banalités avec les deux types de la sécurité en attendant le thanato. Les types avaient l'impression d'être au cœur de la tourmente. Pour un ascenseur ouvert. Il rigola à leurs blagues débiles jusqu'à ce qu'ils partent, la porte de la morgue s'ouvrant. L'espace d'un instant il crut voir une photo du père Lagarde sur une des chambres mortuaires. Il s'éloigna des types de la sécurité et constata que la photo sur le bureau de l'aide soignante qui gérait les relations avec les familles était bien celle du pauvre homme. Et curieux, il remarqua que son corps allait être récupéré. Par une femme. Sa personne de confiance. Jeanine Blanchard. Il aurait voulu voir qui était cette femme, peut-être lui parler mais la porte s'ouvrit à l'autre bout du couloir. • C'est celui de la réa ? • Oui. • OK. Les papiers ? • Là. • Les photos ? • Là aussi. • Vous êtes parfaits. • Ouais. Bon courage. • A toi aussi. A plus tard. A plus tard. Le pire c'est que c'était plus que probable.
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Intouchable
L’ANTIDOTE
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