Noé n'était pas rentré chez lui. Il avait passé la nuit entière à compulser les données des sept cartons qui lui restaient à archiver. Et puis il avait réfléchi. Ce devait être vers 3 heures du matin. Tout était informatisé. Tout était classé. Il ne lui restait plus qu'à mettre à jour l'évidence qui lui avait brûlé les yeux quelques heures plus tôt. Il s'était fait couler un verre d'eau, avait regardé avec frustration la cafetière et ouvert le tableur de la banque. il avait bien agencé ses ordonnées et ses abscisses. Et l'évidence s'était fait jour. Imparable. Le crédit Populaire fournissait à taux constant de l'argent à 5 holdings domiciliées sur Poitiers ou son agglomération. Depuis vingt ans. En dépit des fluctuations du marché. De l'inflation. Des crises. 1,8%. En 1998. Comme en 2018. A croire que le temps et ses avanies ne les concernaient pas. Il ferma le tableur après avoir vérifié chacune de ces entrées puis s'étira et se gratta la barbe. Il n'avait pas sommeil. Il attendait juste que Potier arrive. Il était à peine 6 heures du matin. La nuit était tout aussi obscure que depuis qu'il avait entendu la porte claquer sur le dernier employé. Il sauvegarda ses données sur une clé USB à grosse capacité et ferma la chambre de bonne derrière lui. Il avait besoin d'air. Il dit bonjour à l’employé des services d'entretien en sortant et regarda la rue Bourbon dans les deux sens. Elle était toujours plongée dans l’obscurité. Il lui fallait un café pourtant. Un vrai café. Histoire de tout bien mettre en place dans sa tête. Il fit demi tour et fit signe à la femme de ménage. - Bonjour - Bonjour Monsieur. - Dites moi, vers où est la gare ? - La gare ? Ben vous remontez la rue et puis ensuite vous piquez à droite. Mais c'est pas à côté. Qu'est ce que vous cherchez, sans vouloir être indiscrète ? - Un bon café. - Alors vous embêtez pas. Mounir, au cul de la rue Bourbon direction Tours. Il est ouvert dès cinq heures, rapport aux gens de la SNECMA. Et son café réveillerait un mort. - Super Merci. Bon courage. - De rien. A vous aussi. Noé remonta son col de veste et prit donc à gauche. Il lui fallut un bon quart d'heure, et deux ou trois tours de la place qui prolongeait la rue bourbon pour trouver le café de Mounir. Les deux routes. C'est comme cela qu'il s'appelait. Sans doute en rapport avec le fait que la voie qui lui faisait face se divisait en deux à son niveau. En poussant la porte, il fut autant saisi par l'odeur de clope que par le silence qu'il avait imposé. Il baissa la tête, enleva son manteau comme si de rien était et se posta au bout du zinc. Les gens le regardèrent le temps qu'il passe commande puis, dès qu'il eut remercié Mounir, il fut à nouveau invisible. Il regarda par dessous les autres pensionnaires. La plupart avait un vers de calva avec leur café. Et tous avaient la peau tannée de ceux qui ne profiteront jamais d'une quelconque retraite. Il les laissa à leurs éclats de rire et tenta de faire le vide. Pour mieux saisir ce qu'il savait. Et ce qu'il fallait en déduire. Il savait que sa banque prêtait pour ainsi dire à taux négatif de l'argent à cinq holdings poitevines depuis au moins dix ans. Il savait aussi que sa banque disposait en eux de ses cinq plus gros clients du Poitou Charentes. Il savait aussi que leurs activités, bien que les présentations étaient succinctes, allaient de l'habitat à la grande distribution en passant par l'intérim et les services. Trois mots lui vinrent en tête. Manger. Dormir. Bosser. Ces cinq monstres géraient de façon presque hégémonique le secteur privé de la ville. Par hégémonique il pensait aux chiffres vertigineux de leurs chiffres d'affaires. Et de leurs bénéfices. Qui grâce au Crédit Populaire ne connaissaient aucune crise ou baisse. Cela se chiffraient en centaines de millions d'euros. Rien que pour 2017. C'était là ce qu'il savait. Ce qu'il en déduisait tenait en un fait. Vente à perte. Et c'était illégal. Depuis, s'il se souvenait bien, 2007. Depuis la crise, le Crédit Populaire fournissaient de l'argent à ces boites en perdant de l'argent. - Bah alors ? Il vous plaît pas ? Noé leva la tête de son café et vit le tenancier essuyer un verre en lui souriant. - Mon café ? Il vous plaît pas ? - Si-si. - M'enfin arrêtez ! Z'allez pas boire un café froid c'est des coups à choper la chiasse. Mounir posa son torchon et le verre et alla lui faire couler un autre café. Il n'y avait plus que lui dans le troquet. Dehors le jour était là. Depuis quand ? Peu importe, les choses allaient pouvoir s’accélérer. Il se leva but son café debout avec Mounir, le paya généreusement et le remercia en sortant. Le barman regarda le biffeton de cinquante comme si c'était Noël. Noé, lui, attendait avec impatience que tous arrivent. Pour savoir pourquoi.
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