Stéphane avait les mains crasseuses. Elles sentaient la terre. Le purin. Et vaguement les carottes. Il rentrait juste du domaine de Bonnes il était allé récolter ses produits frais et des gens attendaient déjà devant son magasin. Il avait rassemblé carottes, poireaux et navets dans une grande anse en osier et s'était lavé les mains du mieux possible avant d'aller remonter son rideau de fer. Les gens souriaient. On était à peine en mars et déjà les visages s'éclairaient. Il pensa au changement d'horaire et se dit que le plupart de ces visages météo dépendant ne tarderaient à revenir aux pâtes et à la sauce bolognaise. En attendant ses légumes frais partaient comme des petits pains. Il n'avait même pas eu besoin de mentir. Juste à faire un prix équitable. Et d'un seul coup les navets, les raves, les carottes, les topinambours se vendaient plus facilement qu'une canette de red bull. Depuis maintenant une bonne quinzaine de jours ses journées commençaient à 4 heures du matin. Heure qu'il avait réussi à négocier, moyennant une commission spéciale avec les vergers de Bonnes pour obtenir leurs produits primeurs. Il était donc fatigué. Mais jusqu'à présent tout le monde y trouvait son compte. Le fournisseur et sa prime de 5 centimes sur le kilo. Lui et sa marge de 50% . Et le client avec ses produits qui sentaient bon la campagne. Son entreprise se portait donc bien en somme. Très bien à vrai dire. Il ne perdait plus d'argent. Mieux, il en gagnait. Assez pour vivre autrement que de produits périmés. La tournée de pain passée, il accueillit déjà quelques clientes pour les primeurs et eut le temps ensuite de les rendre présentables. Il avait beau faire, l’accumulation d'heures à gratter la terre avait altéré la blancheur de ses mains. Il en était fier. Comme la plupart de ses clients. « En voilà un qui va les cherche lui-même » entendait il lorsqu'il avait à se promener dans le quartier. Quand il eut enfin les mains propres, il vit la viennoiserie à deux encablures de lui lever son rideau. Elle venait de rater tous ceux qui bossaient. Le regard que lui lança le propriétaire était sans équivoque. En voilà un dont il allait falloir se méfier. Il était venu se présenter. Présenter ce qu'il faisait. Du pain et des viennoiseries surgelés. Et des casse croûtes en tout genres. Avec du pain surgelé et des aliments de chez Métro. Stéphane lui avait dit qu'il ne bossait pas sur le même marché. Ils s'étaient serrés la main. Mais au fur et à mesure que ses clients arrivaient tôt, le nombre de ces benêts diminuaient. Seuls restaient les étudiants de Compostelle ou Kyoto pour venir nourrir son commerce. L'aigreur commençait d'ailleurs à faire place à l'envie. Un engrenage dangereux pensa t il en répondant au signe de tête mauvais du marchand de surgelés. Il rentra dans son magasin et se lava une fois de plus les mains sans arriver à atténuer leur couleur saumâtre. Il allait devoir aller chez le pharmacien pour trouver une crème ad hoc. Vendre des légumes avec des mains terreuses pouvait passer. Vendre des produits d'hygiène de la même manière expliquait à lui seul la faible rentabilité du rayon. Il regarda dehors en se disant qu'il allait devoir le faire. Prendre soin de lui. Sa jambe ne le faisait plus souffrir mais ses mains semblaient avoir pris le relais. Et il n'aimait pas souffrir en fin de compte. Il s'assit devant son écran de caisse et décida de faire le point. Il passa chacun de ses rayons. Primeur. Consommable. Conserves. Hygiène. Les chiffres étaient bons. Très bons. Il bascula sur son tableau prévisionnel et constata qu'il était en avance. Il servit un client venu prendre des carottes et finit son objectif du trimestre. Il était déjà atteint. Il bascula alors sur son projet secret. Celui qui ne méritait pas qu'on en parle. Et à ce rythme, dans deux saisons, il pourrait prétendre à devenir propriétaire de ses murs. Propriétaire. De ses murs. Indépendant jusqu'au bout de la merde de ses ongles. Et alors ils pourraient tous aller se faire foutre. Cela lui fit penser à son beau père. Bizarrement il revit le visage sévère de cet homme qui ne lui avait donné comme leçon que l’inefficacité de la violence et se dit qu'il pouvait reposer en paix. Un jour prochain, il irait pisser sur sa tombe. En attendant, il mit l'horloge sur 10h30 pour son temps d'absence et marcha quelques mètres en amont de l'avenue pour entrer dans la pharmacie et voir ce que le gars avait à lui offrir pour ses paluches.
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