Le type ne devait pas mesurer moins d'un mètre quatre vingt dix. Et il devait peser un quintal sans masse graisseuse. Une force de la nature à la peau tannée même à cette époque de l'année. Depuis deux heures, Karim le regardait défoncer ce qu'il restait de ses sanitaires. Il avait soulevé le WC pratiquement d'une main. Ses muscles à peine tendus pour ce qui était à l'échelle de Karim un phénomène herculéen. Cela avait été la même chose pour le bac à douche. Il l'avait soulevé, posé sur son épaule et descendu tranquillement sur le tas de gravats qui prenait de plus en plus d'importance dans son jardin. Un spectacle à lui tout seul. Et une forme de crainte à lui adresser la parole. Pas que le gars soit antipathique, mais plutôt qu'il ne semblait pas avoir le temps pour échanger sur la pluie et le beau temps. Le patron était passé en début d'après midi accompagné du colosse et avait été très clair. - Il faut tout casser. Votre plomberie a plus de 40 ans, on va la refaire. On va vous mettre du carrelage du sol au plafond dans les deux pièces. Et si on ne se trompe pas, vous aurez une douche à l'italienne de deux mètres carré et une vasque dans la salle de bain. Si on peut on vous posera un séchoir radiateur. Pour les toilettes, je bosse avec Jacob Delafond. Vous en aurez pour trente ans. Mais aussi faut tout refaire votre plomberie. Et votre électricité. - Ben dis donc. Je sais pas si je vais pouvoir tout payer. - Mais si, mais si, vous autre fonctionnaires, les banques vous donneraient l'argent si elles pouvaient. Karim avait pris la pique en riant. L'enfoiré. - Et vous en aurez pour combien de temps ? Là, le patron s'était retourné vers le colosse et lui parla dans ce que Karim reconnaissait que trop bien comme du polonais. Sa compréhension de la langue n'avait pas changé en trois mois mais il lui sembla que le type était confiant. - Un mois. Au pire. - Un mois ? Et je fais comment pour chier moi ? - Bah, vous avez un jardin. Le téléphone de l'artisan sonna avant que Karim ne puisse lui rétorquer que ses canalisations avaient peut être cinquante ans mais pas ses règles d'hygiène. Le type mit son interlocuteur en attente et revint vers Karim. - Bon. On commence maintenant. C'est Christophe qui gérera de A à Z votre chantier. Il sait tout faire. - Un vrai plombier polonais ! - Ouais c'est ça. On se revoit dans un mois. Paiement à la livraison. Karim aida l'artisan à ouvrir sa porte d'entrée toujours capricieuse et ne put même pas s'excuser de sa mauvaise blague, le type étant déjà branché sur autre chose. Pas vraiment commerçant. Mais après tout Karim s'en fichait. Il voulait juste une salle de bain. Pas un nouveau copain. De retour dans la pièce, le colosse était déjà avec la masse et torse nu. Le premier coup fit trembler le sol. Les suivants aussi. Au bout d'un quart d'heure, Karim n'y faisait plus attention. Debout devant sa fenêtre, il regardait un solide crachin faire briller la Boivre. Il resta ainsi à regarder les trains en se disant qu'il prendrait sa douche à l’hôpital et qu'il faudrait qu'il ait envie de chier sur son temps de travail puis il retourna vers sa cuisine et prit le blender qu'il avait gagné. Car c'était pratiquement le cas. Cinq euros. Au lieu de cinquante. Et en état de fonctionner. Il l'avait déjà testé. Un jus d'orange et de raisin. Ca ne remplaçait pas la vodka mais c'était plus frais. Il se fit alors la réflexion qu'il n'avait pas bu une goutte depuis trois jours. Déformation professionnelle oblige, il sut qu'il n'était pas physiquement dépendant. Le délai pour un éventuel delirium tremens étant passé. Il revint s’asseoir devant sa table sans plus trop faire attention à Hercule. Ses pensées étaient dans l'entrepôt son blender était sorti. Avec le type qui lui avait vendu sous le manteau. Et à ce qu'il lui avait dit. Ça le turlupinait. Ça le turlupinait dangereusement. - Tout ce que tu vois, ça appartient à la même société. - Oui. PoitouDiffusion - C'est ça. - Et ils arrivent à tout écouler en porte à porte ? - Ha ! T'es encore plus con que t'en as l'air mon pote. Ce que tu vois c'est le stock de la totalité des surfaces marchandes de Poitiers. - C'est un groupement ? - Ouais c'est ça un groupement de père en fils, couillon. PoitouDiffusion existe depuis 1848 avec les premières galeries marchandes. Et jamais, ils n'ont laissé quiconque fournir Poitiers sans passer par eux depuis. - Ah bon ? - Ah bon ? Cette ville appartient aux vieilles familles, mon couillon. Et Dupuis SA en est une qui siège à la table ronde. - La table ronde ? - Ouais la table ronde. se tient le vrai pouvoir sur la ville. Même le maire y'est pas à chaque fois. - Et c'est qui alors ? - Dupuis Sa pour la bouffe. Gauger Sa pour l'immobilier. Fauchon &Fils pour la main d'oeuvre. Et puis encore une autre dont j'ai oublié le nom. Mais c'est eux qu'ont le Crédit Populaire. - Le Crédit Populaire ? Mytho, c'est une banque mutualiste nationale. - Renseigne toi mon gars avant de m'insulter. Faut ouvrir les yeux pour savoir où mettre les pieds. Bon. Cinq euros, ça te va ? Depuis Karim avait lancé une recherche sur le net. Et à part des sites complotistes ou extrémistes, personne n'évoquait jamais cette table ronde et ces histoires de vieilles familles. Il avait fini par lâcher jusqu'à repenser à cet immense entrepôt. Depuis, il regardait Hercule et jouait avec la carte de visite du journaliste qui n'arrêtait pas de le tanner depuis un an pour qu'il lui raconte l'histoire de l'abattoir. Oui. Après tout, ces gens là étaient censés être au courant de tout.
17
chapitres
>>
<<
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22
L’ANTIDOTE
L’ordre des choses
Depuis 2017
ALC Prods