Il y avait comme une odeur ivre. Le parfum du désespoir sans doute. Noé remua sur sa chaise et passa sa main sur son visage pour tenter de capter une autre fragrance sans y arriver. Face à lui, il reconnaissait difficilement son ami. Karim avait laissé pousser ses cheveux. Et sa barbe. Il ne ressemblait plus à quoi que ce soit. Ni un hipster. Ni un islamiste. Juste une épave. Il avait envie de le serrer contre lui comme on l'avait fait pour lui. La lueur rouge feu qui brillait dans les yeux de Karim lui interdisait. Il se contenta de parler. - Je viens de me faire mettre au placard. - Ah ouais ? - Ouais. Je ne suis plus responsable de rien. Si ce n'est de vieux papiers. - C'est cool. - C'est cool ? - Je trouve oui. Noé regarda Karim renifler et s'essuyer avec le revers de sa main comme il prenait sa tasse de café au parfum de rhum avec l'autre. Cela commençait à devenir un peu trop. Un peu trop pour une seule journée. Un peu trop pour un gars en sursis comme lui. Il y a à peine huit heures, il avait été reçu par Rabotin qui lui avait expliqué la fleur qu'ils lui faisaient, au crédit populaire. Ils ne le vireraient pas. Rapport à ce qu'il avait traversé. Par contre, il ne pouvait avoir leur confiance pour reprendre ses activités. Il était nommé responsable des archives départementales. Encore une promotion. Qui avait plus que le parfum du placard. Il avait eu envie de dire quelque chose lorsque Rabotin le lui avait dit. Mais il avait oublié en le voyant absorbé par son écran d'ordinateur. Il avait juste dit merci. Et Rabotin lui avait tendu la main en lui disant que le poste se trouvait à Châtellerault. Il avait eu un regard compassé aussi. Du genre : « on vous aime bien Noé, mais faut penser à lâcher l'affaire, maintenant ». Il avait saisi cette main. Et lui avait dit qu'il se présenterait à son nouveau bureau dès demain. Noé l'avait encore remercié avec dans le regard toute sa hargne. La nouvelle. Rabotin avait détourné le regard et avait pris son téléphone pour dire à son assistante de lui donner un ticket de parking. Pendant tout le trajet depuis Bordeaux, il n'avait pensé qu'à une seule chose. Il ne lâcherait pas. Cela l'avait conduit à penser à ceux qui l'avaient lâché. Sa femme. Il l'avait croisée. Elle avait été abrupte. Ses filles ne l'avaient même pas embrassé. Il était seul. Et il ne lâcherait pas. Comme ses potes. Ils ne le lâcheraient pas. Il en était sûr. Il avait voulu saluer Stéphane en arrivant à Poitiers mais il n'était pas à son magasin. Il avait mis la pancarte je suis absent sans laisser d'heure de retour. Noé avait attendu un peu . Cinq, dix minutes. Puis il avait pris la direction de la gare sans grand espoir. Le planning de Karim était tellement difficile à suivre qu'il ne s'attendait qu'à une porte close à cette heure ci. Il avait été surpris lorsqu’elle s'était ouverte. Et encore plus lorsqu’il avait vu la tête de son pote et le sol de son appartement. Il devait y avoir au moins dix bouteilles de vodka répandues. Il en avait poussé certaines pour s’asseoir face à lui. A sa gauche les WC et la douche communiquaient par un trou fait avec une masse. Comme quelque chose qui s'était arrêté avant de commencer. Au fond, près du petit balcon, le ballon de basket avait reçu plusieurs coups de couteaux. Il reposait, face à la Boivre. Crevé. Il n'avait pas eu besoin de beaucoup de mots pour comprendre que Karim était ivre. Il avait choisi de s'asseoir. Malgré tout. Il ne lâcherait pas. Il lui avait demandé de ses nouvelles. Karim pas. Maintenant il se demandait s'il devait partir. C'était une chose de soutenir les siens. C'en était une autre de subir leur indifférence. Quoi que. Ce n'était pas de l'indifférence. C'était un trop plein. Pour Karim. Il en avait assez. Assez de la misère des autres. Au point de leur souhaiter de se réfugier dans un coin. Comment expliquer sa réaction à son échec sinon ? - Tu sais, je suis allé à Laborit. Pendant trois semaines. Karim releva la tête à l'évocation de l’hôpital. Il but une gorgée et sembla enfin présent. Presque avec lui. Il se tortilla même sur sa chaise. Comme si quelque chose demandait à sortir. Quelque chose qui le gênait. Après tout peut-être. Peut-être qu'il avait raison. - Pourquoi ? - Parce que je me suis laissé bouffer par le monde. - ah... Il le regarda à nouveau mais son regard était méprisant. Du genre : «  tu ne t'en aperçois que maintenant ?». Il but une autre gorgée de rhum au café et ses yeux se rabaissèrent sur une table rien ne traînait. Mais c'était dit. Noé se l'était dit. Il ne lâcherait pas. - Et tu sais quoi ? Ce sont des gars comme toi qui m'ont aidé à le laisser à sa place. Le temps qu'il lève les yeux et c'était gagné. Noé le savait. Il le savait pour avoir été de l'autre côté. Il se leva et écrivit son adresse sur un bout de papier. Au moment de fermer la porte de l'appartement, leurs regards se croisèrent. - Je sais que c'est dur de garder la foi, Karim. Très dur. Et toi seul connais le moyen d'y arriver. Tout ce que je peux te dire c'est que le monde continue de tourner. Et qu'il faut le laisser à sa place. Dehors. T'es un mec bien mon pote. Passe me voir quand tu auras un moment.
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