Le lendemain, il était à peine 9 h30 que Noé se demandait déjà comment il allait tenir. Ses subordonnées passaient chacun leur tour, exposant problèmes et réussites. Et à chaque fois, il devait donner le conseil qui ferait la différence. C'était comme à l'école. Un bon point équivalait à une image en forme de billet. Un mauvais point équivalait à un mois de plus à ramer. Et il avait déjà chaud en plus. Chaud et froid à la fois. Le manque. De plus en plus présent. Il triturait la clé de son tiroir secret d'ailleurs. Sans que personne n'y voit autre chose que le signe de son impatience. Les chiffres de l'économie du pays frôlait le 0,5 point de croissance trimestriel. Le surendettement baissait de mois en mois. Et tout ce qu'ils avaient à lui dire c'était des problèmes. Encore des problèmes. Telle boîte ne voulait pas licencier mais autorisait les 35 heures. Tel ménage refusait de voir étalonner sa dette sur 25 ans parce qu'elle voulait acheter. Ou l'autre qui râlait parce que le taux directeur de la banque de France faisait chuter ses obligations. Et à chaque fois : « Comment vous voyez le problème Monsieur ? » Comme d'habitude il trouvait ce qui lui passait par la tête. Le bon sens. La logique. L'avantage de ne pas avoir le nez dans le guidon poussé au maximum. Proposez le non paiement en heure supplémentaires. Activez une clause d'assurance dissuasive. Fournissez le dernier numéro du journal Officiel. A chaque fois les visages s'éclairaient. A chaque fois la clé refusait un peu plus de tourner sur son tiroir. A chaque fois, il avait envie de tous les emplafonner, eux et leurs problèmes à la con. Il avait appris pour Stéphane le matin même. Le voilà qui était en cavale. C'était moche. Surtout de ce qu'on l'accusait. Il se demandait, entre une nouvelle salve de miasmes, s'il devait l'appeler. Ou le retrouver. Peut-être l'aider. Non. Qu'il aille se faire foutre lui aussi. Combien de fois en quelques mois il l'avait sorti de la merde dans laquelle il les avait entraîné lui et Karim. Il avait vu Karim d'ailleurs. Mauvaise mine. Mauvaise haleine. Lui aussi frôlait la correctionnelle. Comment pouvait il en être autrement après tout ce qu'ils avaient encaissé ? Ils n'en pouvaient plus tout simplement. Et même Stéphane qui ne s'était pas plié aux ordres. C'était pour la même raison. Un mot lui vint en tête. Ou plus exactement une expression. Point de rupture. Ils en étaient là. Peut-être l'avaient ils tous les trois franchi d'ailleurs. Il clôt la réunion avec une bonne demi heure d'avance. - Merci. On remet ça demain. Mesure exceptionnelle. La direction me demande un bilan. Fournissez moi vos relevés d'activité pour ce soir dernier délai. Noé ne chercha pas à s'excuser et fit mine de les avoir déjà oubliés comme ils étaient toujours scotchés sur leurs sièges, leurs dossiers en souffrances écrits noir sur blanc sur leurs calepins. Ce fut Ziad qui se leva et sortit le premier. Noé n'aurait su dire s'il était contrarié. Noé, lui, avait déjà les yeux fixés sur son ordinateur à simuler une importante réponse à écrire à la direction. Les deux femmes s'éclipsèrent ensuite. Et Christian, qui n'avait pas eu les éloges qu'il croyait méritées, les suivit avant de se raviser et de venir vers son bureau. Vu l'état actuel de Noé, c'était comme pénétrer sa sphère intime. - Oui Christian ? - Juste une chose. Je dois donner une réponse à Marcel Deschamps aujourd'hui pour ce que nous avions évoqué hier. Quel est votre arbitrage ? Ah oui. La modernisation de TPE PME de la Vienne. Pour avoir la paix, Noé avait prévu d'étudier les formalités d'un prêt à taux 0 pour tout investissement dans la recherche et le développement. Il savait que cela passerait au dessus. Le crédit impôt recherche devait pouvoir faire l'affaire en l'adaptant à la clientèle du Crédit Populaire. Cela lui vaudrait quelques ratés mais aussi quelques succès. Davantage même. Et pourtant... - Dites lui que je dois voir avec ma hiérarchie. Un prêt à taux 0 est davantage qu'une faveur. Et la discrimination est un délit. Ne l'oubliez pas. Je vous donne une réponse asap. - Comme vous voudrez. Au regard mauvais qu'il lui adressa, Noé comprit que ce n'était pas la réponse qu'il attendait. Il ne prit même pas la peine de refermer la porte derrière lui. Lui si obséquieux et pétri de bonnes manières, ne trouvait plus nécessaire de témoigner la moindre attention à son égard. Devant lui, il vit ses collaborateurs fraîchement éconduit lui lancer des regards par en dessous. Il venait de les laisser dans la merde. Et de leur mettre un coup de pression auquel ils ne s'attendaient pas. Comment avoir de bons résultats avec un trimestre d'activité en moins ? Il était conscient que c'était tiré par les cheveux. Le problème était que cela ne venait pas de lui. Mais de Bordeaux. Des patrons. Des vrais patrons. Et s'ils lui foutaient une paix royale depuis le désastre Herbelin c'était parce qu'il suivait leurs ordres à la lettre. Sans broncher. Ni réfléchir. Alors, il se leva et alla fermer la porte avant de baisser le store. En revenant, il fit part à Bordeaux de son intention de geler jusqu'à nouvel ordre le prêt à taux 0 en prétextant la nécessité de plus en amples données et se précipita sur le portrait que la Nouvelle République dressait de la victime d'Oradour.
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