La mâtinée était déjà bien entamée. Karim n'avait pas fermé l’œil de la nuit. Il était ivre. Ivre mort. Dans ses mains, un papier déchiré retenait toute son attention. Et conditionnait ses actes à venir. Sans qu'il arrive encore à savoir lesquels se concrétiseraient. Ils voyaient dans les limbes alcoolisées de son subconscient se matérialiser des réalités alternatives. Aucune ne connaissait la même fin. C'était ce qui le troublait. Ce qui l’empêchait d'agir. Tant de versions différentes. Tant de choix. Tant de vie. Il aurait presque pu la mettre au pluriel s'il n'avait pas gardé une once de rationalité. Il jeta dans l'herbe la bouteille de vodka et s'alluma une cigarette. En toussant, il alla poser ses pieds si près de la Boivre qu'un rien pouvait le faire sombrer dans ses eaux. Une goutte de la rosée du matin. Un mauvais appui. L'alcool. Le désespoir. Ou bien encore la frustration. Ce n'était pourtant rien de ce qui l'habitait. C'était la rage. Il avait la rage. Il fumait sa clope comme s'il cherchait à absorber tout l'air du monde. Comme s'il souhaitait que tous, tous les autres, soient asphyxiés. Et se rendent compte de ce que voulait dire ne pas être à sa place. Chez soi. Confortablement installé. La paix dans le cœur et l'esprit. Oui. Il aurait voulu priver le monde entier d'oxygène. Juste assez longtemps pour qu'ils se réveillent. Et comprennent que leur confort ne tenait à rien. Pire. Que certains ne le connaîtraient jamais. Il pensa à Ouagadougou. A Liberia. A Abidjan. A Marrakech. A Alger, Tunis et Tripoli. A l'Afrique. Et il sut qu'eux manquaient d'air. Pas parce qu'il voulait les en priver. Mais parce que la route du monde leur imposait. Il sut alors ce qu'il y avait de concret dans ce qu'il tenait encore dans ses mains. Il mit un genou à terre et s'aspergea le visage de l'eau de la boivre. Des filaments d'herbe aquatiques se figèrent dans ses cheveux presque crépus. Il était devenu fou. Il en avait l'air. Et possédait la même irrémédiable volonté. Figée dans un regard de tueur. Froid et insensible. Il enleva les herbes de ses cheveux, passa sa main sur son visage. Il avait la sensation d'être sobre. Le soleil commençait à chauffer. Il avait bu toute la nuit et une bonne partie du début de la mâtinée. Il revint sur ses pas, le mégot à la main. Il le jeta dans la boite de petits pois qui avaient fait son dîner et s'essuya le visage avec son T-shirt. Il était prêt. Il traversa son appartement comme un fantôme, n'y prenant que son smartphone et ferma à double tour avant de sentir, encore plus prégnante, la chaleur de septembre. Il transpirait. L'alcool de toute évidence. Dans sa main gauche, le papier commençait à voir l'encre s’éparpiller. Il regarda encore l'adresse. En fait, il n'avait pas besoin de son smartphone. Il le rangea dans son sac. Le choc contre le marteau qui y était encore fut aussi froid que son âme. Il ramassa son vélo qu'un passant avait fait tomber et déverrouilla le cadenas. Au dessus de lui, ses voisins ouvraient leurs volets. De quoi vivaient ils ? Comment vivaient ils ? Il avaient tous leurs week-ends et allaient et venaient de façon chaotique les moments Karim était de repos. Des étudiants. Sans doute. Probablement. Sûrement. Il enfourcha son vélo. La Terre ne tournait plus. Plus rien ne tournait d'ailleurs. Oui. Plus rien ne tournait rond. Il s'engagea dans la rue Maillochon totalement déserte, s'autorisa deux ou trois embardées de droite et de gauche avant de filer droit et acta que le viaduc était aussi pour lui. La sueur alcoolique se vit jointe par celle de l'effort. Et ses poumons qui avaient du mal malgré le faux plat descendant du viaduc. Le plus dur était à venir pourtant. Il se leva sur les pédales et en mit un grand coup passé les arrêts de bus. En face, un bus lui fit des appels de phares. Il baissa les yeux et monta presque sur le trottoir. Le klaxon du bus lui donna l'impression d'entendre un ferry qui quittait le port. Il se demanda alors s'il s'agissait d'un avertissement. D'une alerte. Il quittait le monde. Il s'apprêtait à quitter le monde. Comme Ouagadougou, Abidjan ou Tripoli. Pour basculer dans ce qui resterait à jamais l'ombre de son époque. Arrivé au bout du viaduc, il lâcha le papier trempé de sueur qui indiquait sa destination. Il n'en avait plus besoin.
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L’ANTIDOTE
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