L'appartement était enfin calme. Les gamines étaient couchées et plus rien ne venait parasiter l'environnement de Noé et de sa femme. Ils venaient de finir leur repas, accoudés au bar américain. Une omelette avec de la salade et un fruit. Il devait perdre du poids. Consigne du toubib qui le suivait. Pour son foie. Pour ses jambes. Pour sa vie. Ça n'aurait été que de lui, il n'aurait rien suivi du tout. Mais voilà, sa femme tenait à lui. Peut-être même plus qu'il ne tenait à lui même. Surtout en ce moment. Surtout depuis quelques temps. Elle débarrassa leurs assiettes et il jeta son trognon de pommes dans la poubelle à sa droite. - Un café ? - Cappuccino. - A votre service. Noé alla s'asseoir dans son fauteuil et releva les jambes en baissant le dossier. Il était calé. Comme Karine amenait leur boisson chaude, il alluma la télé. Chaîne d'info en continu. Elle posa son cappuccino sur l'emplacement au bout de l'accoudoir et s'allongea sur le canapé. Il la regarda. Le temps la rendait de plus en plus belle. Les rides, la peau plus tannée, les rondeurs involontaires, les cheveux parsemés d'argent difficile à dissimuler. Il l'aimait encore. Il l'aimerait toujours. Elle attacha ses cheveux avec un crayon comme elle le faisait toujours devant l'écran. Quand elle souffla sur son café avant de boire une gorgée, il remarqua que ses yeux commençaient à porter les ridules de la quarantaine approchante. Magnifique. Il eut envie de l'embrasser au moment elle posa sa tasse sur la table basse et se redressait, soudain concernée. - Non mais tu l'entends ce fumier ? Noé détourna son attention de sa femme pour s'intéresser à ce que la télévision montrait. Après quelques secondes, il comprit que les primaires de la droite et du centre en vue de l’élection de l'année prochaine faisait rage. François Fillon, droit dans ses bottes, maintenait qu'il allait falloir effectuer un cure drastique chez les fonctionnaires. Au delà du simple non remplacement des départs à la retraite. - Il a pas tort. - Comment tu peux dire ça ? Les classes de tes filles sont surchargés. - Et moi ? Je suis déjà seul depuis trois ans. On était six avant. - La machine tourne quand même. - A quel prix ? - Le seul qui nous permette de ne pas vivre au dessus de nos moyens. - Connard de banquier. - Oui. D'ailleurs la reprise est là. Les affaires reprennent. - Connard de banquier. - T'inquiète pas. Il passera jamais. - Ah tu crois ? Regarde. La présentatrice faisait état de la possible défection du ministre de l’économie . Un certain Macron. De toute évidence un arriviste aux dents qui devaient rayer le parquet de Bercy en rêvant de rayer celui de l’Élysée. Tout comme la cote de popularité n'avait jamais été aussi basse pour un président de la 5eme République ou encore que les extrêmes de droite et de gauche ne s'arrêtaient pas de monter. Il se passait quelque chose, de toute évidence. Quand vint le tour de Marine Le Pen de s'exprimer sur les turbulences gouvernementales, Noé se dit qu'elle avait gagné. Elle. Elle avait gagné son pari. Le premier parti d'extrême droite, autrefois passé sous silence à cause des élucubrations d'un vieux fou devenait objet de commentaires et ses idées xénophobes et réactionnaires, le sens de l'histoire. - J'ai peur - Hein ? - J'ai peur de ce qui se passe ici, maintenant. - Qu'est ce que tu veux dire ? - Le loup s'est acheté une nouvelle peau et tout le monde veut la même. Ca m'inquiète bien plus que la suppression de postes - Elle ne passera jamais. - Jamais ? Jusqu'à quand tu veux dire. Je n'ai jamais vu autant de gens en situation de pauvreté que depuis que je suis aux Couronneries. Une précarité telle qu'il faut choisir les jours manger de la viande. - Tu comprends ? - Je comprends que les plus riches sont de plus en plus riches et que les pauvres de plus en plus pauvres. - Non. Quand les gens commencent à avoir faim, ils n'ont plus rien à perdre. Et sont prêts à croire tout et n'importe quoi. - Ou à foutre le feu. - Ou à foutre le feu. Ils restèrent ensuite à regarder, stupéfaits des vantardises des uns et des autres. A chaque fois, Noé sentait ça tension monter. A chaque fois sa respiration devenait un peu plus rauque. A chaque fois il commençait à suer un peu plus. - Ça va ? - Oui, oui. C'est ce rhume. Je vais prendre mon fervex. Il se leva comme Karine basculait de chaîne en chaîne. Dans la salle de bain, il se regarda dans la glace. Son visage ovale avait les joue gonflées. Ses yeux portaient deux vilaines poches. Et la sueur commençait à perler de son front. Il farfouilla dans la pharmacie et jeta le sachet de fervex dans le lavabo en faisant couler l'eau. Avant d'éteindre, il but une gorgée pour faire passer le skenan. Puis il retourna s’asseoir. Karine était maintenant revenue sur BFM. Un type parlait de Juppé. Le favori à droite. Un type lisse qui prônait l'optimisme. Il eut envie de rire.
8
chapitres
>>
<<
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25
L’ANTIDOTE
Le vent va tourner
Depuis 2017
ALC Prods