Stéphane attendait le jour à se lever. Il était à peine 7h30 et la nuit imprégnait encore Saint Eloi. Et son cœur. Peut-être était il allé trop loin. Trop loin sans réfléchir. Il ferma son ordinateur après avoir consulté le versement qu'il devait au fisc plus les pénalités de retard et s'était avancé vers son pas de porte. Les gens commençaient à sortir de chez eux. En voiture. Il faisait frais mais le début de saison s'annonçait clément. Sans aucun doute il ferait un bon chiffre d'affaire aujourd'hui encore. Il tourna la tête vers la boulangerie d'Yvan et ne put chasser le sentiment de culpabilité qui l'habitait depuis qu'il en était sorti en gueulant comme un veau. Son expert comptable lui avait dit d'où venait ce rappel du fisc. Des baguettes. Des baguettes d'Yvan. Ils n'avaient pas formalisé leur accord encore moin signé de contrat. Ils faisaient leurs affaires comme ça. De toute façon son magasin voyait le pain d'Yvan partir avant que personne ne s'en rende compte. Et ses prix étaient plus qu'attractif. Bien moins cher que chez Yvan. Alors il en avait déduit que celui-ci l'avait dénoncé. Dénoncé à l'URSSAF ou à la DGCCRF, peu importe. Une fois qu'il avait raccroché d'avec son expert comptable, la colère avait été sa compagne jusqu'à ce matin. Là, il n'avait pas attendu qu'Yvan vienne. Il était allé à lui. Et l'avait pourri. A un tel point que sa femme s'était mise à pleurer en disant que son Yvan ne ferait jamais ça. Lui continuait à faire son pain comme si de rien était. Cela avait eu le don de finir de l'énerver. Hé, gros lard ! Tu pourrais m'écouter quand je te parle. Si nos affaires ne te convenaient plus t'aurais pu m'en parler avant d'aller pleurer et me foutre dans la merde. Tu sais ce que c'est de bouffer des pâtes pendant deux mois ? Si tu veux je te le dirais, connard. Oh ? Tu m'entend. En fait, t'es rien d'autre qu'un haineux. Et le clash eut lieu. Yvan, toujours le dos tourné avait stoppé son pétrissage. Calmement, il s'était lavé puis essuyé les mains et avait fermé la porte de son laboratoire. Ensuite, il avait demandé à sa femme d'aller lui chercher un crayon et un papier. Et enfin, il avait levé les yeux. Pour les planter droit dans les siens. Petit merdeux. Tu veux m'expliquer ce qu'est la galère ? Tu veux te plaindre ? Je viens de Géorgie. Tu sais c'est ? Non, tu ne sais pas. Tu ne sais pas ce que c'est que de vivre dans la peur, les clans et l'insécurité. La pauvreté ne s'explique pas. Petit trou du cul d'enfant gâté. Je ne te parlerai plus jamais de ça. Mais je l'ai connu. Quand mes parents ont décidé de fuir je n'avais que cinq ans. Et nous n'avions ni pâte ni riz. Juste du pain. Du pain noir, rassis, immangeable. Pourtant il nous a fait tenir jusqu'ici. Je vais te confier un secret. Mes papiers sont faux. Tu peux te venger maintenant. Dernière chose, on va faire un contrat, comme ça tu ne pourras plus m'accuser de tes malheurs dont je ne suis pas à l'origine que tu le veuilles ou non. J'étais ton ami Stéphane. Je croyais que tu étais le mien. Il avait alors pris la feuille et rédigé sans une faute un contrat pour la livraison de 50 baguettes quotidienne au tarif de 50 centimes pièce. Ils l'avaient signé tous les deux puis sa femme avait fait une copie. Garde ça précieusement petit merdeux. Tu pourras venir chercher ton pain à 7h comme d'habitude. Puis il s'était à nouveau lavé les mains et refermé la porte de son laboratoire. Le bruit de la machine à pétrin avait recommencé et tout semblait n'être qu'un mauvais rêve. Sauf que sa femme semblait si triste, qu'il n'eut même pas le courage de s'excuser. Il venait de couper le seul lien qu'il avait réussi à tisser dans le quartier. Sur le pas de la porte, Odette lui avait pris le bras. Elle avait toujours les yeux embuées. Vous revenez de loin vous aussi. Yvan le sait. Il a autant besoin de vous que vous de lui. Ne nous laissez pas tomber. On y est pour rien, je vous le jure. Tenez, prenez ça. A demain Stéphane. Et il était reparti avec deux chocolatines encore chaudes. Et des larmes dans les yeux à son tour.
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Le masque sous la peau
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