Cela faisait exactement 47 jours, 18 heures et 53 minutes que Karim n'avait pas bu un verre d'alcool. Pas même une bière. Le pack dans son frigo y était toujours. Intact. Son boulot filait toujours du mauvais coton. Ses collègues s'étaient calmés à son égard depuis qu'il ne buvait plus. A moins que ce soit lui qui soit redevenu plus sociable. Sans doute un peu des deux. En tout cas, leurs relations s'étaient pacifiées. Quant à Aïsha, elle avait changé de service il y avait une quinzaine. Depuis ils se croisaient simplement de temps en temps. Et ni l'un ni l'autre n'avait évoqué à nouveau sa demande de rencard. Comme s'ils attendaient un signe de l'autre. Ou peut-être un peu plus. Karim avait revu une ou deux fois Noé et Stéphane. Il avait fait un semblant de crémaillère avec eux. Ses sanitaires lui avaient coûté une fortune mais au moins il pouvait se regarder dans la glace sans se cogner dans le mur des chiottes. Ils avaient aimé son appartement. En tout cas, c'est ce qu'ils lui avaient dit. Un truc à la Harry Potter avait dit Stéphane. Il avait pris ça comme une marque d'originalité du lieu. Noé avait noté le jardin. Ils y étaient descendus et avaient papoté. Il était content de les voir. Bientôt la saison du soleil serait là. Et ils s'étaient quittés en se promettant de se voir plus souvent. Toujours est il, que, maintenant installé et excentré, loin d'eux, et loin de l'alcool, les soirées s'était mises à se faire longues. Alors, il s'était dit, qu'aujourd'hui, à ce stade de son abstinence, il pouvait tenter le coup. Il pouvait se risquer dans un bar. Il décida de ne pas aller trop loin. Juste en haut de la rue Maillochon. Le « Guevara ». Sur toute la façade, jusque sur la porte d'entrée, un portrait du Che ornait les abords du lieu. A l'intérieur c'était chaise de cuisine et formica. On y buvait du blanc cassé dans des verres duralex. Et si vous aviez le malheur de demander un mojito, la patronne vous expédiait droit vers le plateau. Ici, on ne faisait pas semblant en somme. La déco était sommaire. Des photos de Castro et de Guevara entremêlées avec des champs de tabac cubain et, seule entorse à l'orthodoxie affichée, un poster du Buena Vista Social Club. L'album du film éponyme devait d'ailleurs être le seul CD cubain qui émaillait les longues plages on écoutait radio Nostalgie. Souvent quand la patronne avait un peu trop aimé trinquer. Ce n'était pas tous les soirs. Quant à la clientèle, elle était majoritairement du quartier. Des petits groupes de trois ou quatre jeunes qui s'enivraient pour pas cher avant d'aller plus avant. Et puis ceux qui tenaient le zinc et qui ne le lâchaient pas. Le facteur de Karim notamment. Plus deux ou trois types de chez EDF formaient les habitués. Ils étaient tous plus que rouge ou jaune. Et ils avaient depuis longtemps abandonné l'idée de crever autrement qu'avec ce qu'ils avaient dans les mains. Le supplice de la mort lente pour terminer une vide de merde, en somme. Ça n'empêchait pas la rigolade et les empoignades. Quand il avait poussé la porte, il y a quinze jours, la patronne et les habitués avaient tourné la tête puis, sans même prendre le temps de le jauger, avaient continué leur discussion. Le moment d'hésitation qu'il eut entre choisir une table comme les jeunes aller s'accouder au zinc fut balayé par la patronne, qui sortait déjà un verre duralex dans un recoin après avoir essuyé le comptoir et l'avoir invité. Elle lui avait servi le blanc cassé et Karim était allé s’asseoir. Il se sentit alors comme à l'abri. A l'abri du monde. Et de ses ténèbres à lui. Il resta toute la soirée à regarder le verre en écoutant les gars s'écharper sur le standing du Racing Club de Montmidi. Le club de foot du quartier. Pour certains le district était déjà un miracle. Pour d'autres un échec. Quand ils eurent éclusé trois bouteilles de blanc, ils saluèrent la patronne et sortirent, titubant, en continuant leur discussion. • Pourquoi vous êtes là, vous ? • Pardon ? Je dis pourquoi vous êtes là, vous ? Z'avez même pas bu une goutte. • Parce que je m'emmerdais chez moi. • Et le remontant alors ? Karim avait alors levé les yeux et les avaient planté dans ceux de la patronne. Cela n'avait duré que l'espace d'un voile sur son regard. Mais elle avait compris. Elle avait retiré le verre et lui avait donné une canette d'orangina chaude. • Offert par la maison. Moi c'est Arlette. • Karim. • Bienvenue le solitaire.
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L’ANTIDOTE
Le masque sous la peau
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