Le bureau de Noé donnait directement sur les guichets de l'agence. A peine protégé par des cloisons en plâtre atténuant difficilement le bruit des conversations quelque fois animées, il n'offrait qu'un confort relatif au directeur d'agence qu'il était. Si, quand il avait pris ses nouvelles fonctions cela lui avait été douloureux, il s'était petit à petit habitué à ce nouvel environnement et, voyant les clients habitués à une confidentialité de façade, il avait fini par s'y adapter. La seule chose qui ne pouvait toujours pas passer, restait de ne pouvoir bénéficier d'aucun moment de répit sonore. L'agencement des locaux était ainsi fait que même à la fermeture des guichets, les deux bureaux de responsables clientèles qui jouxtaient le sien dans le prolongement de l'espace public de l'agence faisait qu'après les paroles des clients, il avait celle de ses collaborateurs. Il lui était ainsi impossible de travailler sur des dossiers à haute concentration dans son propre bureau. Il avait tenté les écouteurs, les boules Quiès ou bien encore réclamé plus de discrétion, rien n'y avait fait. Il s'était donc résolu à emmener du travail chez lui. Au début de manière ponctuelle puis de façon organisée. Ainsi les mercredi et les vendredi après midi il quittait l'agence vers 15 heures pour ne plus y revenir. Si son personnel avait vu dans ces absences une opportunité offerte à leur dilettantisme, ils avaient vite déchanté lorsque après trois appels restés sans réponse, il avait reparu, les yeux noirs au dessus de sa carcasse de deux mètres. Autant dire qu'il n'avait fallu qu'un seul rappel à l'ordre pour rétablir un fonctionnement normal de l'agence. Il n'était pour autant pas dupe et savait parfaitement que la débauche gagnait quelques quart d'heure et les pots se faisaient plus fréquents à ces occasions, mais, il avait pu le constater depuis, le travail était fait et les appels ne restaient plus sans réponse. La bride un peu lâche qu'il leur offrait avait de plus permis de souder un peu plus l'équipe et de détendre l'atmosphère oppressante qu'il avait trouvé en prenant ses fonctions. Ce n'était pas un quartier facile et le travail était à son image. Beaucoup de persuasion était nécessaire et l'épuisement était réel quand pendant une journée entière vous deviez expliquer et réexpliquer les limites et la loi en matière de mise à disposition de fond, d'autorisation de découvert et la réalité que recouvrait le fait d'être interdit bancaire. Nombre des clients du Crédit Populaire des Couronneries ne réclamait souvent rien d'autre que de quoi pouvoir manger. La pression qu'il avait eu pendant cinq années pour faire fructifier des centaines de milliers d'euros avait été remplacée par celles encore plus impérative de trouver des solutions à des familles entières pour qui le seuil de pauvreté était un plafond pas un plancher. Il emmenait d'ailleurs aujourd'hui trois demandes d'avance sur pension et un cas de pension alimentaire non versée depuis trois mois menaçant d'expulsion, par effet domino, une mère et ses trois enfants. En cadeau, il avait pris un dossier de demande crédit à la consommation. Le seul qu'ils aient eu à traiter depuis le lancement de l'opération national d'un crédit à 1% mais pour lequel Christian, le responsable crédit, craignait une éventuelle malversation. Il prit les trois dossiers sous son bras et rangea le reste en une seule pile assez impressionnante sur son bureau. Il vida sa poubelle et mit ses stylos dans le pot qui leur étaient destinés puis ferma toutes les armoires sans donner de tour de clé et plaça son fauteuil de telle façon qu'il ne gênerait pas l’équipe d'entretien avant de baisser les stores et de fermer la porte derrière lui. Il passa la tête dans le bureau de Christian et Isabelle pour les saluer puis adressa un signe de tête à Carole, la guichetière en poste ce vendredi avant d'emprunter la porte de service pour aller prendre son vélo. Son téléphone vibra comme il remettait l'antivol autour du guidon. C'était un message de Karim. Il était au Jardin des Plantes et lui demandait s'il allait passer dans l'après midi. Il regarda sa montre. Elle indiquait à peine 15h15. Dehors, le soleil estival réchauffait l'atmosphère recouvrant la ville des premiers parfums de l'été. Sous son bras ses dossiers lui semblèrent pouvoir attendre.
2
chapitres
>>
<<
L’ANTIDOTE
La nuit de l’abattoir
Depuis 2017
ALC Prods