Ses filles avaient prévenu Noé quand il avait tourné la clé pour sortir de chez lui. «  Tu vas encore avoir mal papa ». Il leur avait dit qu'il ferait attention. Elles ne l'avaient pas cru. Du haut de leur 5 années terrestres, elles en savaient déjà assez long sur leur géniteur pour reconnaître quand il était à bout. Et il était à bout. A bout de force. A bout de nerfs. Il avait essayé de dormir quand il était rentré de la ZUP. Une bonne nuit avait il pensé. Quand l'infirmière était passé pour refaire son pansement, il était réveillé depuis 4 heures. Et à 8h30, une fois la soignante sortie, il était déjà fatigué. Usé. Trop de questions. Trop de choses à éclaircir. Karine lui avait préparé son petit déjeuner. Des céréales et un café. Il avait bu le café et repoussé le bol. Elle n'avait rien dit et l'avait embrassé sur la joue avant de devoir aller travailler. C'était l'été mais le rectorat ne semblait pas pouvoir se passer d'elle. Des contentieux en tout genre fleurissaient depuis quelques années. Certains parents reprochaient à l’Éducation Nationale de ne pas faire de leurs enfants des génies. D'autres craignaient tellement qu'ils subissent le pire, qu'une remontrance ou un mot gentil se transformait en harcèlement. Personne ne faisait plus confiance en personne. Et il n'échappait pas à cette vérité. Il embrassa ces filles avant de partir et leur promit de faire attention. Elle le regardèrent sans rien dire. Il savait qu'elles n'en croyaient pas un mot. Il aurait voulu leur dire qu'il y avait des choses qui demandaient de passer au delà de la souffrance et du malheur mais il pensa qu'elles ne comprendraient pas. La nounou vint leur prendre la main et il leur envoya une autre baiser en fermant la porte. Quand il arriva à l'arrêt de bus, rue Carnot, la douleur s'était déjà réveillée. Il s'appuya contre la paroi de verre de l'abri et regarda les touristes déjà en masse, prendre un café et un croissant sur la place d'Armes. Aucune trace de ce qui s'y était joué il y a peu. Pas d'impact de balle sur les murs. Pas de sang séché sur les dalles en calcaire. Seuls ses souvenirs et son flanc droit semblaient garder mémoire de la dureté du monde. Il monta dans le bus en forçant sur sa canne. Elle grinça dès la première marche. Assis derrière le chauffeur, il vit défiler la rue Carnot puis Rivaud, avant de commencer la descente vers la gare. Il y aperçut les zonards qui grattaient déjà des pièces aux fumeurs devant le bar du Grand Cerf. Le bus ne fit quasiment aucun arrêt avant qu'il n'appelle le sien, de l'autre côté de la Porte de Paris, direction la ZUP. Il attendit que la circulation s'arrête au feu, cent mètres en aval de l'arrêt et traversa avec difficulté les 4 voies . Le piéton était déjà passé au rouge quand il posa sa canne du bon côté des voies. Un automobiliste sans doute pressé l'invectiva comme il démarrait son monospace avec un temps de retard sur le feu vert. Ses mots ne l'atteignirent pas, il regardait déjà plus avant, vers la côte qu'il devait se coltiner. Sa canne grinça et grinça encore. La douleur devint si dur qu'il s'arrêta au moment il apercevait le minaret. Il farfouilla dans sa poche et prit l'antalgique que lui avait donné l'infirmière il y a une heure. Il faisait déjà chaud. L'air ne bougeait pas, immobile comme un fauve. Les murs de la mosquée étaient si hauts qu'il était impossible de savoir qu'elle existait. Elle était cachée. Sur les murs de béton, Noé devina les stigmates qu'y avait laissé le Bloc Identitaire au moment de sa construction, recouvert d'une peinture un peu trop foncée pour ne pas être vue. La porte qui ouvrait vers l'intérieur depuis la rue était fermée. Noé regarda sa montre et comprit qu'il ne devait y avoir personne. L'appel à la prière du matin était passé et il était encore trop tôt pour la suivante. Il tenta de la pousser, espérant que quelqu'un soit encore présent mais la porte resta impassible. Il s'appuya contre le mur et regarda autour de lui. Les voitures passaient à un rythme de moins en moins élevé. L'embauche touchait à sa fin. De l'autre côté des voies, les volets et les fenêtres étaient ouverts. La fraîcheur avait besoin d'entrer. Les vieilles pierres des façades étaient grises et blanches, les menuiseries un peu usées, sauf à de rares étages. Il n'y avait aucun doute que cela ne suffisait à garantir une température vivable. Seule une fenêtre était fermée. Ou plus exactement les trois fenêtres d'une maison. Sa façade n'était pas aussi propre que ses voisines, recouverte des gaz d'échappement qui avaient littéralement noircis sa surface. Les vitres étaient sales. Très sales, presque opaques. Sans doute une maison abandonnée. Un héritage en dispute ou une vente impossible. Il ne put s'empêcher de se demander si ce qu'il avait contre son dos expliquait ces suppositions ou si la raison était plus prosaïque. C'est qu'il vit une veille femme disparaître derrière les carreaux du premier étage, les rideaux tombant pour la masquer. Il regarda la circulation et s'élança entre deux vagues sur la voie, forçant encore plus sur sa canne. Deux coups de klaxon et un doigt d'honneur furent nécessaires pour le chasser du territoire motorisé. Quand il fut sur le trottoir, il se retourna et comprit que d'où on l'avait observé on pouvait voir au delà du mur. A l'intérieur de ce qu'il voulait voir lui aussi. C'était le meilleur endroit pour tout voir sans être vu. A la première sonnerie, il reconnut le bruit des vieilles sonnettes. De toute évidence il n'y avait pas d'interphone. Il réitéra son appel quelques secondes après. La vieille femme ne se montra pas non plus à son troisième appel. Il se dit qu'il allait devoir attendre que quelqu'un se manifeste de l'autre côté de la rue pour poser ses questions quand il sentit une forte odeur de moisi tomber du ciel. Il leva les yeux en s'écartant du mur et reconnut le visage poussiéreux de celle qui l'avait dévisagé quelques instants plus tôt. - Je ne veux rien. Déguerpissez ou j'appelle la police. - Je n'ai rien à vous vendre. J'ai juste besoin de votre aide. - Pourquoi ? Qu'est ce que vous avez ? - Des questions. Des questions sur ce qui se passe au delà des murs d'en face. - Foutez moi le camp. Il entendit la vieille femme lutter avec le chambranle de ses fenêtres avant de reconnaître le bruit du loquet. La rue revint s'imposer à lui. Son bruit. Ses odeurs. Sa chaleur. De plus en plus écrasante. En face, la vie semblait avoir disparue. Rien ne bougeait. Personne ne passait même sur le trottoir. Il n'y avait que quelques badauds en aval qui regardaient la Porte de Paris. C'est ce qu'il crut de prime abord avant de mieux les voir. Survêtement de marque, air max et casquettes Lacoste. Ce n'était pas des badauds. C'était des lascars. Ici ? A côté d'un lieu de culte ? A vrai dire nous étions au pied de la ZUP. Ce n'était pas plus surprenant qu'un éléphant à la lisière de la savane. Il les regarda sans qu'ils le voient. Les vit préparer leur fric et leurs barrettes. Leur journée commençait eux aussi. Un peu plus haut dans la rue, la porte était toujours fermée. Derrière lui le mur ne suffisait plus à contenir le début de sciatique de sa jambe droite. Et la chaleur. Elle montait. Il regarda une dernière fois autour de lui mais ni la vieille rombière ni les fidèles ne se laissaient voir. Après tout qu'avait il cru ? Qu'il lui suffisait de se montrer pour que les portes s'ouvrent ? Depuis quand un noir de deux mètres qui arrivait à peine à tenir debout pouvait sembler avenant ? Et El Jawad ? Pouvait il avoir été aussi différent que ce qu'il croyait pour se montrer ici ? Si il n'était pas ce qu'il prétendait être, cela ne signifiait pas pour autant qu'il en était l'exact opposé. Jamais il ne se serait montré dans un lieu aussi exposé aux barbouzes qu'ici. Sa trace devait partir d'ailleurs, c'était évident. Mais d'où ? Plus le temps passait, plus Noé avait l'impression que cet homme relevait plus du fantôme que du migrant. Terroriste ? Non. Impossible. Mais quoi alors ? Sans s'en rendre compte, Noé n'avait pas cessé de poser son regard sur les trois lascars et bientôt ils lui rappelèrent qu'il faut toujours tourner le regard quand on n'est pas invité à voir. Il l'apostrophèrent d'abord : « Eh mec ? Kess tu veux ? Vas y tourne la tête ». Les trois hommes commencèrent à s'avancer vers lui. Incapable de prendre la fuite, Noé serra fort sa canne alors qu'ils continuait de s'approcher. Il pensa à ses filles un bref instant. Et se demanda si leurs dernières paroles ne relevaient pas de la prophétie.
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L’ANTIDOTE
La nuit de l’abattoir
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