Chaque marche qu'il gravissait arrachait une grimace de douleur à Noé. Il avait cru avoir moins mal le temps de prendre l'ascenseur de sa résidence. Il avait ensuite marché sans sa canne jusqu'à sa voiture, au sous sol. La vie était belle et le médecin avait eu raison. Cela faisait une semaine et il marchait. Miracle de la chirurgie du vingt et unième siècle. Conduire fut un plaisir. Sauf dans deux ou trois virages au moment de laisser la N10 et de rejoindre Saint Georges les Baillargeaux. Ça avait piqué, là. Du sommet de sa colonne jusqu'à son coccyx. Et ce n'était rien par rapport à la dizaine de marches qu'il était en train de gravir pour sonner chez la petite fille de feu Raymonde Gourdeau. Le toubib était un bel enfoiré et il n'aurait jamais lui dire qu’il se sentait prêt à reprendre le boulot sous huitaine, ne prolongeant pas son arrêt de travail. Arrivé en haut, la chaleur, l'effort, la douleur et la colère avaient fini de tremper sa chemise et il frappa sans ménagement la porte. Comme pour se venger. Elle s'ouvrit dans l'instant. L'odeur qui émana sentait le vieux et le renfermé. Une odeur tenace de nourriture trop cuite, des choux peut- être, coupa presque sa respiration. Carole Poirot née Gourdeau était une femme à la trentaine bien entamée qui s'excusa pour le bruit et l’odeur. Ses deux enfants chahutaient dans le jardin et elle avait voulu faire du petit salé à midi mais tout avait fini dans le gaz. Elle l'invita à entrer et Noé la suivit dans le couloir l'air qui s'y engouffrait était bien plus frais que sur le perron. Il trotta difficilement derrière Carole Poirot qui marchait en tongs, un pantacourt ne dévoilant rien d'une plastique qui semblait entretenue. Quand ils arrivèrent dans le séjour, les cris des gosses se turent et il vit deux visages identiques se tourner vers lui depuis la piscine en plastique située dans le prolongement, de la table à manger, de la baie vitrée grande ouverte, de la terrasse aux dalles blanches et d'une pelouse coupée comme il se devait. Leur mère leur dit de continuer à jouer et elle prit le soin d'avancer une chaise pour Noé qui s'y affaissa aussitôt. La douleur se dissipa presque. Le soleil aussi. Il faisait bon. Et l'odeur de chou semblait disparaître. Noé reprit son souffle. Il regarda Carole Poirot venir avec du thé glacé maison et deux verres depuis la cuisine située derrière un bar américain. L'intérieur de la pièce était agencé avec goût, oscillant entre le crème, le gris béton et l'anthracite avec quelques touches d'un rouge sombre par endroit. Cela donnait à l'ensemble un élan de modernité qui jurait avec ce que Noé s'attendait à trouver. Quand Carole vint s’asseoir face à lui, il lut une profonde compassion dans ses yeux et quelque chose qui hésitait à sortir. Il décida de la mettre à l'aise en crevant l'abcès. - Vous avez raison. Je suis pâle. Elle hésita encore une fraction de seconde, ne connaissant pas suffisamment Noé pour savoir si elle pouvait rire de lui. Mais devant sa figure et les gouttes qui perlaient toujours sur son front, elle lui sourit aimablement et engagea la conversation. - On le serait à moins. Vous êtes sous opiacés je suppose. - Non. Juste du paracétamol et le trada ou tramadol. - Tramadol . Dites donc, je comprends pourquoi vous dégustez. - Vous êtes infirmière ? - Oui. Depuis bientôt 13 ans. - A la Milétrie ? - Non. J'ai commencé à l'hopital de Châtellerault et je suis dans un cabinet libéral depuis 2 ans - Ah Ok. En tout cas vous avez raison. J'ai mal. - Vous devriez retourner voir le chirurgien. Je suis sûr qu'il vous prescrira quelque chose de plus costaud. - Ça m'étonnerait, question de foie. - Vous voulez dire que votre religion vous interdit de... ? - Non, non. Mon foie. Il a été abîmé et tant qu'il ne sera pas régénéré, ils ne veulent pas le solliciter davantage que de raison. - Oh. Je ne savais pas que...Enfin dans le journaux ils ont dit que vous n'aviez pas été gravement blessé... - Il ne faut pas croire tout ce que raconte les journaux... Ils burent en même temps une gorgée de thé glacé. C'était frais. C'était sucré. C'était bon. Ils restèrent quelques instants plongés dans un silence gêné. Carole Poirot faisait tourner son verre avec sa main gauche. Des mains propres aux ongles ras. Son regard était dehors vers ses enfants. Une sérénité mêlé de détachement émanait de sa posture. Comme si elle en savait un rayon sur la nature humaine. Sur ses souffrances. Et ses vices. - Je vous remercie d'avoir répondu à mon appel Mme Poirot. - Je vous en prie. Je vous devais des excuses. La dernière fois que l'on s'est parlé, je n'ai pas réalisé que... - C'était presque dans une autre vie. - Oui. Presque. - Je vous présente toutes mes condoléances. - Merci. Elle but une autre gorgée de thé sans que Noé ne la suive. Ses yeux restèrent sur le verre cette fois ci. Elle le serrait comme s'il s'agissait d'une boisson chaude. Son âme devait avoir froid sans doute. Froid et mal. - En fait si je suis venu, c'est pour vous demander quelque chose. - Si je peux vous aider. - J'aurais besoin de visiter l'appartement de votre grand mère. - Pourquoi ? La police a déjà... - La police se trompe. - Ah vous croyez ? - Oui je le crois. Écoutez... - Non je ne veux rien entendre. Ma grand mère est morte parce qu'elle a voulu aider quelqu'un qui ne le méritait pas. Je ne ferais pas... - Mais votre grand mère AVAIT RAISON ! Il n'y avait plus un remous dans la piscine. Les deux têtes blondes étaient tournés vers Noé, leurs yeux comme en attente du pire. Ils étaient pleins de peur. Comme ceux de Carole Poirot. Elle avait peur. Peur d'ouvrir le journal. Peur d'aller soigner certaines personnes dans certains quartiers. Peur de tout ce qui n'était pas comme elle. Peur de l'inconnu. Peur du monde. Peur de Noé. Lui avait mal jusque dans sa chair. D'avoir frappé de sa main droite sur la table pour souligner son propos commençait à le faire chanceler. Tout tournait d'un seul coup. Et le couteau entrait et sortait à nouveau dans son flanc. Il serra des dents et accepta la main de Carole qui vint le soutenir alors qu'il allait tomber de la chaise. Son pansement était en sang. - Je vais vous changer ça. - Merci. Les gamins étaient sortis de la piscine et attendaient de finir de sécher sur la terrasse, leur attention entièrement accaparée par le grand bonhomme noir qui serrait des dents si fort qu'ils pouvaient presque les entendre grincer. Ils ne disaient rien. Les grillons non plus . Tout était calme d'un seul coup. Carole Poirot revint et l'accompagna sur le divan de leur salon. Il s'y allongea avec difficulté et elle commença à défaire le pansement. - Je ne sais pas ce que vous cherchez M. Ouedraougo, mais vous ne devez pas oublier de prendre soin de vous. - C'est pour ça que je cherche. Pour prendre soin de moi et des miens. Elle le regarda tout en finissant d'appliquer des compresses propres sur sa plaie. Il ne pouvait rien savoir quant à ce qu'elle pensait. C'était comme être face à un miroir sans teint. Il savait que derrière il y avait quelqu'un mais il lui était impossible de le voir. Elle l'aida à se redresser et lui tendit une gélule. - Qu'est ce que c'est ? - Un antalgique. Faites le fondre sous votre langue. - C'est de la morphine. - Oui. - Je ne peux pas. - Prenez ça où j'appelle une ambulance pour vous ramener. - OK, ok. Écoutez, je m'excuse d'insister mais, je dois... - Vous ne trouverez rien d'autre que du sang et des souvenirs là bas. - Vous y êtes allé ? - C'est moi qui l'ai trouvé. - Je suis désolé. - Nous le sommes tous. - Et il n'y avait rien qui appartenait à … - El Jawad ? Je ne sais pas. La police a posé des scellés. Je n'ai même pas pu revoir ma grand mère avant qu'ils ne l'autopsient. Mais dites moi, pourquoi croyez vous que ma grand mère avait raison ? - Parce qu'elle avait su me convaincre Carole Poirot allait lui demander autre chose mais ses deux garçons firent irruption dans le salon et l'obligèrent à se pencher. Ils lui murmurèrent quelque chose à l'oreille et elle acquiesça sans un mot à leur requête. Ils partirent alors en courant vers la cuisine avant de disparaître sous la hauteur du bar américain. Sur le sol, les empreintes de leurs petits pieds s'évaporaient aussi vite qu'ils avaient couru. Noé réussit à relever sa grand carcasse avec l'aide de sa canne. La douleur lui semblait moins vive. La morphine sans doute. Il était un peu cotonneux aussi. Il arrivait à son verre de thé glacé quand les gosses réapparurent avec un cornet de glace. - Vous êtes le monsieur qui a été poignardé à Poitiers ? - Les enfants ! - Laissez ce n'est rien. Oui les enfants. - Pourquoi vous êtes là ? - Pour saluer votre maman et parler...de... - Mémé Raymonde ? Elle est morte. C'est un arabe qui l'a tué. Pourquoi vous disiez qu'elle avait raison ? - Parce qu'elle a voulu aider un arabe. Les enfants le regardèrent comme s'il venait d'une autre planète. Leur mère les poussa vers la terrasse et leur dit de faire attention à ne pas faire tomber leur glace. Elle revint ensuite vers Noé qui avait déjà atteint le couloir de l'entrée. - Vous ne lâchez pas, vous. - Je m'accroche. - Alors prenez ces clés, voyez ce que vous avez à y voir et, si je peux me permettre, tournez la page. Vous avez des enfants ? - Deux filles. - Alors faites le vite. Elles vous attendent.
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L’ANTIDOTE
La nuit de l’abattoir
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