Noé avait le plus grand mal à mettre un pied devant l'autre. Il était sorti de l’hôpital seulement quelques heures après qu'il fut revenu à lui. « Les temps sont durs mais vous y arriverez, ménagez vous, posez quelques jours de vacances et dans une semaine tout ira déjà beaucoup mieux », lui avait dit l'interne lorsqu'il l'avait salué au moment les brancardiers s'apprêtaient à le ramener chez lui. Sur le moment il avait tellement d'opiacées dans le sang qu'il lui avait souri. Maintenant, il aurait voulu l'étrangler et le voir s'étouffer sur son tapis. Cela faisait deux jours qu'il était arrivé à bout de ses antalgiques. La douleur, elle, était toujours aussi vive. Et qu'il ait la force de traverser ce tapis d'à peine trois mètres semblait aussi difficile à croire que de voir la mer rouge s'ouvrir devant Moïse. Lorsqu'il en atteignit l'extrémité, la sonnette retentit pour la troisième fois et il lui restait tout le couloir du vestibule à remonter. Sa canne presque collée à sa jambe droite, il portait presque ses intestins de la main gauche. La douleur était à chaque pas plus vive et il savait qu'il n'était pas prêt de reprendre le travail. Il espérait juste que celui qui lui rendait visite ne soit pas parti quand il lui ouvrirait la porte. Il n'avait pas eu de visite depuis qu'il avait été déposé par les ambulanciers il y a à peine quarante huit heures. Ses filles étaient à l'école et sa femme au travail. Karim et Stéphane avaient eux aussi repris. Ils les avaient eu au téléphone quelques heures après être rentré. Pour le reste, il ne faisait qu'avoir mal et ne disposait d'aucune forme de distraction à même de lui faire oublier. Quand il tira la porte vers lui et reconnut son visiteur, il sut d'emblée que cette visite n'allait rien arranger . - Commissaire Favreau. - M. Ouedraougo Le commissaire et lui avaient déjà eu plusieurs entrevues depuis qu'il était sorti du coma . Il lui avait dit et redit et même encore plusieurs fois qu'il était incapable de se souvenir de ses agresseurs. Qu'ils les avaient même pris pour des quidams terrorisés comme lui. Il se souvenait de la main tendue et puis de la phrase et du nom qu'ils avaient prononcé. El Jawad. Sans autre accent que celui du français prononçant un nom arabe, autant dire aucun à ses oreilles. Quant à celui qui lui avait tenu la nuque pour mieux le poignarder, seul sa voix lui avait permis de déduire qu'il s'agissait d'un homme. Sans doute plus petit que lui quoiqu'il conjecturait plus sur la différence de taille qu'il avait avec le français moyen qu'avec un quelconque indice qu'il se rappellerait. Il ne prit même pas la peine d'être arrivé dans le salon pour entamer leur échange, s'attendant à devoir affronter une fois de plus ses souvenirs. - Qu'est ce que je peux faire pour vous commissaire ? - On a du nouveau - Vous l'avez retrouvé ? - Pas vraiment non. - Comment ça pas vraiment ? - Disons qu'on a retrouvé sa trace - Il est où ? - On ne sait pas. - De quelle trace parlez vous alors ? - Celle de sa lame - Hein ? - Raymonde Gourdeau est morte. On l'a retrouvé ce matin baignant dans son sang à son domicile. Onze coups de couteau. Au même endroit que vous. Sauf qu'elle n'en a pas réchappé. Elle était plus petite que vous. - Putain de merde. Et vous pensez que c'est le même type que pour moi qui a fait ça ? - Je pense plus que ça. Le commissaire soutint le bras gauche de Noé pour l'aider à s’asseoir, le laissant dans l'expectative. Le temps qu'il trouve une position confortable dans le fauteuil qui faisait face à la table basse en teck. Favreau contourna le mobilier jetant au passage un coup d’œil sur les magasines de déco de Karine et une biographie de Michael Jordan pour aller se poster face à la fenêtre . Le dos tourné à Noé , il masquait aussi le soleil voilé de cet après midi. Une tâche noire dans un océan aveugle et blanc. - J'ai eu des infos de la Prefecture. On ne peut pas dire qu'ils sachent grand chose de lui. Sans doute un type lambda. Un simple pauvre type venu tenter sa chance chez nous. Peut être d'ailleurs qu'il était comme les autres et que sa véritable destination était l'Angleterre. - Alors pourquoi s'acoquiner avec une grand mère prête à lui acheter une bagnole à crédit ? Pour se barrer de toute évidence. Et pourquoi la tuer ? Ca colle pas votre truc. Et faire tous ces efforts pour obtenir l'asile chez nous. - Peut être que si, refléchissez à ce qui s'est passé à Hambourg pour le nouvel an - Non. Non. J'ai vu ce type. Il avait l'air benet, pas pervers. Je pense plutôt qu'on s'est servi de lui. Qu'on se sert de lui. - Peut-être. - Ce serait bien d'être sûr. - On fait tout pour. - C'est ça... Favreau se retourna et Noé s'attendit à ce qu'il lui saute à la gorge. Il venait peut-être d'aller trop loin. La douleur pouvait excuser sa verdeur mais en aucun cas justifier son ton sardonique sur la compétence d'une homme qui avait évité le pire à la ville. Favreau n'en fit rien pour autant. Il vint s’asseoir à côté du fauteuil de Noé. Son visage rasé de près semblait comme passé au décolorant. Son regard était tout aussi spectral. Et sa voix grave semblait encore plongé dans la panique du 21 juin quant il s'adressa à Noé. - Redites moi tout.
20
chapitres
>>
<<
L’ANTIDOTE
La nuit de l’abattoir
Depuis 2017
ALC Prods