« Ouvert jusqu'à 23 heures. Turkebaba tout le monde en est baba !. » C'est par ces mots que Hidayet Papadoglou accueillait les clients. Son magasin n'était pas grand mais respirait le propre. Le carrelage blanc et rouge , avec le croissant et l'étoile posés en mosaïque sous les tables donnaient envie. Les clients qui s'y pressaient le samedi après midi aussi. Le bonhomme était discret, portait barbe taillé de près et cheveux ras. Trapu et bas il imposait autant le respect que la sympathie. Stéphane avait eu l'occasion de discuter avec lui à plusieurs reprises. Un homme au fait de son pays. De ses lacunes et de ses limites comme de ses libertés et de sa beauté. C'était avant tout un fin connaisseur du basket américain. Intarissable sur le jeu et fervent supporter de ceux de ses compatriotes qui y avaient percé. Surtout Hidayet Turkoglu. Étoile filante sur la scène NBA, il y avait brillé par son jeu « all around » et ses bizarreries capillaires à la fin des années 2000. bas on l'appelait Hedo. Le gérant avait suivi sa voie. Et rares étaient ceux qui l'appelait encore Hidayet. C'était le jeu qui avait permis à Stéphane de mieux le connaître. Il ne pratiquait pas mais vivait ce sport avec intensité. Ses yeux brillaient autant que les spotlights du Garden quand il en parlait. Ce soir, il n'y avait plus grand monde. Un couple de trentenaires dans un coin, et c'est tout. Hedo astiquait son comptoir et rangeait au frais ce qu'il ne servirait plus. Accaparé par sa tâche, il ne l'avait pas remarqué franchir son seuil. - Durant aux Warriors, c'est pas la fin des haricots, ça ? Hedo arrêta de briquer son comptoir et leva les yeux d'abord devant lui puis vers l'entrée, soudain attentif à ce qui se passait dans son restaurant. Quand il reconnut Stéphane, son sourire fut franc et il laissa son chiffon pour venir lui serrer la main. - Bah, ils veulent tellement marquer l'histoire qu'ils oublient comment il faut faire. Des guignols ! - Et dire que je pensais les dubs différents... - Et Durant ! - Affligeant. - Bah, on suivra quand même, va ! Qu'est ce que tu manges ? La main dans son dos, Hedo entraîna Stéphane jusqu'au comptoir et repassa à sa place. Sans lui demander il lui ouvrit une canette de Sprite et attendit sa réponse. Stéphane s'assit sur un tabouret et regarda pour la forme le menu au dessus des fourneaux et finit par lui dire qu'il prendrait la même chose que d'habitude. Hedo s'affaira alors à couper la dinde tout en faisant dorer son pain libanais. Les oignons commençaient à frétiller quand il revint vers Stéphane. Il regardait au delà de Stéphane. Vers la table du jeune couple. Ils avaient fini. Stéphane pensa d'abord qu'il surveillait ils en étaient jusqu'à ce qu'il remarque que Hedo était fébrile. Son front était perlé de sueur et ses jambes dansaient presque sous le comptoir. Et son regard ne regardait pas ses deux derniers clients mais si eux le regardaient. Ce n'était pas le cas. Stéphane s'en assura en tournant la tête. Puis Hedo parla. - Bon Dieu, j'ai vu ce qui s'est passé. C'est vraiment elle ? - Sans aucun doute - Sans aucun doute ? - Oui - Mais elle...enfin c'était pas son truc ça... - Faut croire que ni toi ni moi ne la connaissions - Tu parles d'elle au passé ! Elle a disparue. Ça veut pas dire que...attends. Hedo délaissa Stéphane comme le couple venait régler. Il leur sourit, les remercia et leur donna sa traditionnel carte avec une pâtisserie turque à emporter. L'homme bredouilla pour le remercier pendant que sa compagne n'osait les regarder ni l'un ni l'autre. Il y avait de la gène. De la gène et de la peur. Un peu de haine en germe aussi. Inévitablement. Stéphane la sentit dans le regard en biais que lui lança l'homme. Trouble paix. - Tu ne les reverra plus. - Je sais. Et je m'en fous. Ils n'ont même pas voulu de la pâtisserie. Hedo la défit de son emballage et commença à la manger en retirant les frites de l'huile . Il finit de préparer le kebab de Stéphane en silence puis, avant que ne reprenne leur conversation, fit descendre le rideau de Turkebaba. - Il y a un truc. - Oui. Il y a un truc. Ça s'appelle la colère. La colère et la haine. - Juliette ne souffrait ni de l'une ni de l'autre. - Oh que si. Son ex partage même mon point de vue. - Son ex ? Elle a été marié ? - Elle a même un fils. - Ah bah ça alors. Je l'ai jamais vu le petit. - Je ne suis pas sûr qu'il aurait eu le droit de manger à ta table. Hedo lança presque son chiffon. Stéphane venait de le vexer. Sans doute croyait il que cela venait de ses origines. De son teint et de ses manières. Peut être même du croissant sur le sol. Ce n'était pourtant que le gras dans ce qu'il vendait. Le gras et l'origine de ses tomates. Il préféra ne rien dire et se contenta de mordre à pleines dents dans son kebab. Hedo finit par reprendre son chiffon mais Stéphane voyait qu'il n'avait plus le cœur à le plaindre. Lui et Juliette. Il n'avait plus le cœur à parler non plus. Lassitude. Résignation. Repli sur soi. Ses yeux en brillaient presque. - Hedo, si je suis là, c'est parce qu'elle me doit une explication. Je dois la trouver. Et je sais que tu la connais depuis plus longtemps que moi. Il me faut quelqu'un. Quelqu'un qui me mènera à elle. - Toi aussi alors, t'aimes pas ceux qui servent les kebab, hein ? T'aimes que ce qu'ils ont pour toi, au fond... Ce fut au tour de Stéphane de se vexer. Il jeta le reste de son kebab dans l'assiette en carton et repoussa sa canette de Sprite avant de s'essuyer les doigts. Hedo n'avait pas l'air de comprendre. Peut-être lui devait il une explication après tout. - Hidayet... Juliette vivait dans une grange et faisait pousser des légumes bio, jamais elle aurait permis à son fils de manger de ta bouffe, aussi bonne soit elle. Parce qu'elle est trop grasse. Pourquoi elle venait quand même chez toi ? Je ne sais pas. Mais je suis sûr que toi, tu le sais. Stéphane vit le trouble grandir dans le corps de Hidayet Papadoglou tout entier. Il était presque palpable. Complètement tangible. - Un nom Hedo. Un nom et je te fous la paix. - J 'ai pas de nom à te donner, Stéphane. Les noms ils vont, ils viennent... Même les cartes d'identité ne permettent pas de savoir qui sont vraiment les gens. - Un nom, Hedo. - Tu ne comprends pas ce que je te dis ? Hedo le regardait sans bouger le moindre cil. Sans cligner des yeux. Sans faire frémir ses mâchoires. Il était franc. Sincère. Et implorant. Stéphane sortit l'argent du Kebab et du Sprite et descendit du tabouret. Il avait compris. Hedo alla remonter la grille de l'entrée. Quand Stéphane fut prêt à partir, il n'eut pas la force de se retourner.
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L’ANTIDOTE
La nuit de l’abattoir
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